17.
L’Hospitalité de Zénor
L’obscurité commençait à étendre son manteau noir sur les pays côtiers quand les Chevaliers arrivèrent finalement au milieu d’un petit hameau. Les paysans étaient à l’abri chez eux et on pouvait apercevoir leurs feux à travers les fenêtres. Un villageois vit alors les soldats recouverts de capes de peaux ruisselantes. Il sortit immédiatement de sa maison.
— Je suis le Chevalier Wellan d’Émeraude. Je cherche un coin sec pour abriter mes hommes cette nuit, annonça le plus grand des cavaliers sur un ton aimable.
— C’est un honneur de vous recevoir dans notre humble village, Chevalier Wellan. Nous trouverons certainement de la place pour tout le monde.
Le grand chef mit pied à terre et le reste de la troupe l’imita. Lorsque tous les pères de famille eurent été alertés de la présence des illustres guerriers, ils les divisèrent entre eux de façon à ce que tous puissent dormir au chaud. La plupart acceptèrent de prendre six personnes dans leurs foyers et certains en accueillirent même davantage. On conduisit les chevaux dans un enclos sous de gros conifères épais qui les protégeraient du vent et de la pluie, puis on s’engouffra dans les chaumières.
Kira suivit Sage ainsi que Kevin et ses Écuyers chez un jeune couple. La femme, qui portait un enfant, fut plutôt inquiète d’apercevoir le faucon sur le poing du Chevalier aux yeux très pâles.
— Il ne vous attaquera pas, je vous assure, la réconforta Sage, et même si je voulais le laisser dehors, il trouverait une façon de s’introduire dans la maison.
— C’est un bel oiseau, fit timidement la paysanne. Autrefois, les seigneurs de Zénor s’en servaient pour aller à la chasse, à ce qu’on m’a raconté.
— Celui-ci préfère que ce soit son maître qui le nourrisse, plaisanta Kira.
Les Chevaliers et les Écuyers enlevèrent leurs capes et s’approchèrent du feu pour se réchauffer. L’hôtesse remarqua la peau mauve de Kira alors qu’elle tendait les bras en direction des flammes.
— Mais c’est la princesse d’Émeraude…, s’étonna-t-elle en tirant la manche de son époux.
— Je suis un Chevalier comme tous les autres, madame, précisa Kira. Je ne veux pas être traitée différemment.
Elle étendit sa couverture sur le sol à côté de celle de Kevin et s’y assit, les jambes croisées. Sage déposa le faucon sur une poutre, puis s’installa près d’elle. L’oiseau manifesta son mécontentement, mais ne chercha pas à le rejoindre.
— Je vous présente mon époux, le Chevalier Sage d’Émeraude, poursuivit Kira. Notre compagnon est le Chevalier Kevin et voici ses Écuyers Curri et Romald.
— Nous sommes vraiment honorés de vous recevoir chez nous, déclara l’homme, impressionné. Je suis Tanner et mon épouse se nomme Ivora.
— Voulez-vous manger quelque chose ? offrit la femme. Nous avons suffisamment de farine pour faire des crêpes.
— Vous êtes bien aimable, madame, refusa Kevin, mais nous avons apporté notre propre nourriture qui risque de se gâter si nous ne la consommons pas.
— Du thé alors ?
— Ce n’est pas de refus, répondit Kira, qui cherchait de la chaleur.
Ils prirent les gobelets fumants et burent la boisson chaude en fermant les yeux. Oubliant finalement la pluie et l’humidité de la journée, ils mangèrent avec appétit. Rassasiés, ils s’enroulèrent dans leurs couvertures, se serrant les uns contre les autres comme des chatons.
Au matin, Kira découvrit avec amusement que le faucon de Sage avait quitté son perchoir pour venir se faire un nid dans les plis de leurs couvertures. Comme un bon petit chien, il dormait près de la tête de son maître. « Quel curieux animal », pensa-t-elle. Jamais elle n’aurait cru qu’un oiseau puisse afficher autant de dévotion envers un humain. Incapable de se rendormir, elle utilisa ses sens magiques pour sonder le village. Wellan était déjà levé.
Sans déranger les autres, Kira se rendit à la fenêtre et poussa silencieusement les volets. Il avait enfin arrêté de pleuvoir et le soleil risquait même quelques rayons à travers les nuages déchiquetés qui roulaient dans le ciel. Le reste du trajet serait donc plus agréable. Elle s’empara de sa cape et poussa doucement la porte de bois de la chaumière. Le temps n’était pas aussi froid que la veille, mais elle jeta quand même le vêtement sur ses épaules en s’approchant du grand chef debout au milieu de la petite place. Il scrutait l’horizon vers l’ouest.
— Que ressens-tu ? lui demanda-t-elle en s’arrêtant près de lui.
Il posa ses yeux glacés sur elle. « Il est bien difficile de deviner ses états d’âme avec un pareil regard », soupira-t-elle. Wellan capta le commentaire silencieux et un léger sourire flotta sur ses lèvres.
— Je n’y peux rien, je suis comme ça.
— Je t’ai déjà vu avec cette expression, se rappela Kira en fronçant les sourcils. Lorsque tu étais souffrant au Château d’Émeraude, juste avant que nous découvrions qu’Onyx s’était emparé du corps de Sage. J’ai vu ton fils dans tes pensées.
Le sourire de Wellan disparut aussitôt. Bouleversé, il se déroba et se dirigea vers les enclos en élevant un mur invisible autour de lui pour protéger son cœur.
— Dis-m’en davantage, l’implora Kira.
Le grand Chevalier arrêta de marcher mais continua de lui tourner le dos. Comment lui annoncer qu’elle avait un frère dans une autre dimension ? Plus difficile encore, comment lui avouer les misérables circonstances de sa conception ?
— Ton fils est mon frère ?
Wellan fit volte-face : il avait oublié que la princesse pouvait franchir sa barrière d’énergie à volonté, Kira s’avança vers lui.
— Mais comment est-ce possible ?
— Ta mère est un maître magicien, Kira.
Sentant son chagrin l’étrangler une fois de plus, le grand Chevalier s’éloigna encore. La jeune femme demeura sur place un moment à tenter de comprendre comment la Reine Fan, qui n’existait même plus en ce monde, avait pu avoir un enfant. Puisque seul Wellan pouvait le lui expliquer, Kira finit par le rejoindre. Debout près de l’enclos, les mains appuyées sur la clôture de pieux, il faisait de gros efforts pour maîtriser ses émotions.
— Parle-moi de mon frère, le supplia la Sholienne.
« Pourquoi ne me laisse-t-elle jamais tranquille ? » se demanda Wellan.
— Je veux seulement connaître la vérité, continua Kira. Je ne veux pas te faire de mal. Dis-moi comment une femme morte a pu concevoir un enfant avec toi ? Comment pouvez-vous l’élever ensemble alors que vous habitez des mondes incompatibles ?
— Nous ne le pouvons pas… Cet enfant habite le monde des morts et il est un Immortel. Il a un destin bien différent de celui des humains et il reçoit son éducation des dieux eux-mêmes.
— Donc, il ne passe pas beaucoup de temps avec son père…
Wellan secoua la tête, incapable de prononcer un mot de plus. Kira se risqua dans ses pensées et y trouva un profond regret de ne pas pouvoir prodiguer à son fils l’amour qu’il n’avait jamais reçu de ses propres parents. Ce géant, même s’il lui paraissait si souvent rigide et insensible, était en réalité un homme rempli d’une grande tendresse, mais il ne savait pas comment l’exprimer. Orpheline, Kira avait tout de même joui de l’amour inconditionnel d’Armène et du Roi d’Émeraude. Elle n’avait pas eu besoin d’apprendre à protéger son cœur comme Wellan.
Elle revit le doux visage du petit garçon. Ses traits étaient fins et ses cheveux argentés rappelaient ceux des Fées, mais ses yeux bleus étaient bel et bien humains. Kira y décela la même soif d’apprendre que son père Chevalier.
— Est-ce que les dieux te permettent au moins de lui parler ? s’enquit-elle.
Wellan baissa la tête. Kira grimpa sur la clôture et caressa sa joue.
— Il est venu vers moi tandis que je méditais, même s’il n’en avait pas le droit…, murmura le grand chef.
— Alors, il a de la difficulté à obéir lui aussi.
Wellan esquissa l’ombre d’un sourire. Sa gorge se resserra aussitôt et il étouffa un sanglot.
— Ce doit être un trait de caractère que nous tenons de notre mère, poursuivit Kira, pour tenter de l’égayer un peu. Je sais que ça te fait de la peine de me parler de lui, mais j’aimerais vraiment en savoir plus long.
— Il s’appelle Dylan…, souffla-t-il avec une douceur que son amie ne lui connaissait pas. Sa voix est cristalline comme une chanson et il n’y a aucune animosité dans son cœur… Il est rempli d’amour et de compassion…
— Tu es le père d’un Immortel, Wellan. Les dieux eux-mêmes ont jugé que tu étais suffisamment méritant pour engendrer l’un des leurs !
— Arrêtez de me louanger ! s’écria le grand Chevalier en s’éloignant. Je ne suis qu’un soldat d’Enkidiev comme tous les autres !
Il tourna les talons et marcha le long de la barrière. Kira sauta sur le sol avec l’intention de le suivre, mais leurs compagnons commençaient à sortir des maisons en bâillant. Ce n’était pas le moment de faire exploser leur chef de colère ou de chagrin. Elle revint plutôt parmi ses frères et cassa la croûte en plein air avec eux. Sage la rejoignit quelques minutes plus tard, son faucon sur le poing.
— Sais-tu où je l’ai trouvé ce matin ? fit-il avec découragement.
— Oui, je le sais, répondit Kira en essayant de cacher son amusement. Si ça continue, il va falloir que je lui cède ma place dans notre lit.
Sage lui servit un regard désapprobateur. Il mangea le pain sec et le fromage que lui offrait son épouse. Le faucon s’étira le cou pour renifler cette étrange nourriture. Captant son intérêt, le jeune soldat lui en tendit un petit morceau. L’oiseau battit aussitôt des ailes en détournant la tête, horrifié par l’odeur et la texture de la galette.
— Si tu n’aimes pas ce que je mange, trouve ta propre pitance ! lança Sage, qui commençait à penser que le métier de fauconnier était un peu trop exigeant.
Le rapace prit son envol, au grand étonnement de tous les Chevaliers.
— Mais tu as un don, mon ami ! s’exclama Nogait.
— Moi ? s’étonna le guerrier aux yeux pâles.
— Je me rappelle que tu parlais aussi aux dragons des mers à Espérita, renchérit Kevin.
— Mais je les avais apprivoisés pendant des mois, protesta Sage, alors que je n’ai fait que soigner cet oiseau et le nourrir.
— Tu n’as pas besoin de passer beaucoup de temps avec un animal pour établir un lien avec lui lorsque tu as un don, expliqua Ariane.
— C’est vrai. Tu n’as mis que quelques jours à apprivoiser cette créature mauve que tu as épousée, ajouta Nogait.
Kira laissa tomber son repas sur le sol détrempé et bondit comme un fauve. Content de l’avoir fait réagir, Nogait détala en riant.
— Ces deux-là vont finir par nous causer des ennuis, soupira Kevin.
Kira rattrapa le Chevalier effronté près des chevaux, sauta sur son dos et le fit tomber la tête la première dans l’herbe mouillée, où ils roulèrent tous les deux.
— Retire ce que tu as dis ou je t’arrache les oreilles ! le menaça-t-elle.
— C’était un compliment !
Elle enfonça ses petites dents pointues dans le lobe de Nogait qui hurla de douleur. Des bras musclés entourèrent la taille de Kira et la soulevèrent de terre.
— C’est assez, vous deux, les avertit Bergeau en transportant sa sœur d’armes plus loin.
Jasson aida Nogait à se relever et examina son oreille ensanglantée. De la lumière apparut alors dans la paume de sa main et il referma les trous laissés par les canines de son agresseur. Les deux aînés les ramenèrent parmi les autres. Wellan tentait aussi de manger, même s’il n’avait pas faim. Il leva les yeux sur les deux Chevaliers turbulents, mais ne passa aucun commentaire. Sur son visage flottait un voile de tristesse qui alarma ses compagnons. Pour ne pas ajouter à son désarroi, dès qu’il leur donna l’ordre de se préparer à partir, ils obéirent tous immédiatement, même Kira.
Wellan remercia les familles qui les avaient accueillis, serra les bras de l’homme qui l’avait abrité chez lui et retourna aux enclos. Volpel lui tendit les guides de son cheval. Il se hissa en selle. Après s’être orienté, il leva le bras, puis talonna sa monture. Les Chevaliers quittèrent le village au trot. Ils allaient vers l’ouest sous un ciel parsemé de nuages couleur d’acier, mais, heureusement, il ne pleuvait pas.